acemoglu19_ADEM ALTANAFP via Getty Images_erdoganmoneyeconomy Adem Altan/AFP via Getty Images

Le grand nettoyage de la dette

BOSTON – Avec plus de 7 500 milliards $ dus à des créanciers extérieurs, les coûts de service de la dette des économies émergentes deviennent de plus en plus démesurés, à l’heure où ces économies ont besoin d’autant d’espace budgétaire que possible pour faire face à la crise du COVID-19. Alors que la nécessité d’annuler une grande partie de cette dette apparaît évidente, de nombreux acteurs clés s’y opposent, faisant valoir qu’une telle démarche limiterait l’accès des pays concernés aux marchés internationaux à l’avenir, ce qui risquerait de réduire l’investissement et la croissance.

Ce point de vue est en réalité difficile à défendre. Loin de dynamiser l’investissement et la croissance de manière fiable, les flux financiers internationaux sont davantage susceptibles de contribuer à la volatilité sur les marchés émergents et les économies en voie de développement. Malgré tout, beaucoup considèrent depuis longtemps dans les cercles universitaires et politiques que la finance internationale permettrait aux économies émergentes de bâtir des institutions plus efficaces, en les aidant par exemple à développer leur système bancaire et leurs marché boursier. Les opposants à l’annulation de la dette considèrent également que les marchés émergents ont besoin de la « discipline » qu’instaurent les marchés obligataires internationaux, dans la mesure où la menace d’une fuite des capitaux dissuaderait une mauvaise gestion de la part des autocrates et des populistes.

C’est ainsi que pendant la crise de la dette européenne, les Grecs auraient été dissuadés d’entrer en défaut de paiement de leurs dettes auprès des banques étrangères, de peur d’anéantir leur profil de crédit. Même lorsque les électeurs grecs ont rejeté les conditions imposées par la troïka des créanciers publics (Commission européenne, Banque centrale européenne, et Fonds monétaire international), le gouvernement de gauche à la tête du pays a finalement conclu un accord, conduisant de nombreux dirigeants politiques à en conclure que la discipline de marché avait fonctionné.

Aujourd’hui, ce discours ne sonne plus juste. Loin de maintenir sous contrôle les autocrates, la finance internationale leur facilite la tâche. En Afrique du Sud, par exemple, entre 2009 et 2018, les fonds étrangers ont continué d’abonder alors même qu’il apparaissait évident que le gouvernement du président de l’époque Jacob Zuma ruinait l’économie et les institutions du pays. Si Zuma a finalement été chassé du pouvoir, c’est parce que son propre parti, le Congrès national africain, a œuvré pour sa destitution, à laquelle n’a que très peu contribué le prétendu courroux des marchés internationaux.

De même, si les assauts du président turc Recep Tayyip Erdoğan contre les institutions de son propre pays ont coïncidé avec un déclin de l’investissement et de la croissance de la productivité, ce sont justement les investisseurs étrangers qui l’ont sauvé. L’argent continuant d’affluer pour financer un déficit croissant de la balance courante, et pour appuyer une économie fragile, Erdoğan a été en mesure de consolider son pouvoir, jusqu’à établir un régime présidentiel dans lequel le parlement et les tribunaux lui sont subordonnés. Comme pour Zuma, la plus grande opposition à Erdoğan émane non pas des marchés internationaux, mais des forces politiques intérieures. Lors des élections municipales de l’an dernier, son parti a été battu dans la plupart des grandes villes de Turquie, ce qui a significativement affaibli l’emprise d’Erdoğan sur le pouvoir.

Au-delà de ces exemples, les preuves se multiplient qui démontrent que la finance internationale aurait ouvertement facilité la corruption et les activités criminelles au sein des marchés émergents. Goldman Sachs serait ainsi impliquée dans un scandale de fraude de l’instrument d’investissement 1MDB à hauteur de 700 millions $ en Malaisie. Aucune de ces affaires ne doit nous surprendre. Pourquoi les institutions financières internationales renonceraient-elles à l’opportunité de prêter de l’argent à des autocrates selon des conditions avantageuses, ou à booster leurs profits en aidant kleptocrates et sociétés douteuses à falsifier leurs comptes ainsi qu’à profiter des paradis fiscaux ?

Subscribe to PS Digital
PS_Digital_1333x1000_Intro-Offer1

Subscribe to PS Digital

Access every new PS commentary, our entire On Point suite of subscriber-exclusive content – including Longer Reads, Insider Interviews, Big Picture/Big Question, and Say More – and the full PS archive.

Subscribe Now

Pour évoluer au-delà du statu quo, nous devons opérer des formes de restructuration et d’annulation de la dette qui fassent obstacle aux régimes corrompus. Une possibilité consisterait à créer un organe international impartial, chargé de fixer les règles des bonnes pratiques de prêt de la part des banques internationales. Cette même institution pourrait ensuite déterminer si les dettes courantes d’un pays ont été ou non accumulées sous des gouvernements démocratiques, si ces dettes constituent l’héritage de frénésies d’emprunt kleptocratiques et frauduleuses, et si leur remboursement ou leur service serait synonyme de difficultés excessives pour la population.

Pour les États ayant emprunté sous des gouvernements démocratiques, les dettes extérieures pourraient être restructurées selon des conditions généreuses, et des possibilités similaires être proposées aux créanciers à long terme, ainsi qu’à ceux qui ont procédé à des investissements directs étrangers dans des pays émergents (ces formes de prêt étant moins susceptibles de finir dans les poches des autocrates). Pour les pays de l’autre catégorie, les « dettes odieuses » contractés sous des gouvernements précédents autoritaires ou corrompus devraient être annulées. Les citoyens ordinaires ne sauraient subir les conséquences d’accords conclu entre des institutions financières et des politiciens qu’ils n’ont pas élus. Quant aux investisseurs qui ont conclu des pactes faustiens avec des kleptocrates, ils ne sauraient bénéficier d’une protection internationale.

S’agissant de la troisième catégorie – dans laquelle les gouvernements sont confrontés à des coûts socialement intolérables de remboursement ou de service de la dette – une nécessité évidente impose de ne pas plonger ces pays encore plus profondément dans la pauvreté, même si leurs dettes ont été contractés sous des gouvernements démocratiquement élus. L’hypothèse est erronée selon laquelle une ronde massive de restructuration et d’annulation de la dette signifierait la fin de l’abondance des capitaux sur les marchés émergents. Même si ces pays refusaient la restructuration ou l’annulation, la charge de leur dette les empêcherait d’investir dans les infrastructures, la lutte contre la pauvreté, et les nouvelles technologies.

Aspect tout aussi important, l’annulation des dettes odieuses renforcerait les incitatifs qui régissent les marchés financiers internationaux, dans la mesure où les prêteurs y réfléchiraient à deux fois avant de soutenir des régimes autoritaires et corrompus. Ce changement pourrait ainsi conférer un élan à l’élaboration d’un nouveau cadre d’intégration financière mondiale.

Cette approche ne fonctionnera que si elle ne s’inscrit pas dans une condamnation générale de la finance internationale. De nombreux pays en voie de développement ont encore besoin de ressources pour leurs investissements et infrastructures, et il existe encore bien des flux financiers internationaux responsables et réglementés, que ces pays peuvent exploiter. Nous ne devons pas engendrer une situation dans laquelle les marchés émergents et les pays en voie de développement se retrouveraient privés de tout accès à la finance.

Pour ce faire, la restructuration et l’annulation de la dette doivent être clairement présentées comme une mesure d’urgence établissant une distinction entre les institutions qui ont agi convenablement, et celles qui ont conclu des accords avec des gouvernements corrompus et autoritaires. Nous avons besoin d’un nouvel organe international, chargé non seulement de contrôler les règles des futurs engagements financiers et les méfaits financiers, mais également de sous-tendre un nouveau cadre mondial de règles et de normes. Ce n’est qu’en procédant ainsi que nous pourrons garantir la légitimité du système aux yeux des pays en voie de développement comme des institutions financières internationales.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

https://prosyn.org/KlpKzEbfr