LONDRES – En des temps extraordinaires, durant les guerres et les pandémies, après les catastrophes naturelles, les responsables politiques prennent des mesures extraordinaires pour atténuer le choc négatif, économique et social, ressenti par leurs concitoyens. Mais seuls les meilleurs d’entre eux agissent ainsi sans perdre pour autant l’avenir de vue et contribuent donc à créer les conditions d’une prospérité de long terme. Comme feu la reine Elizabeth II l’avait affirmé : « Ce que les dirigeants font pour leur peuple aujourd’hui, cela s’appelle gouverner et faire de la politique, mais ce qu’ils font pour demain, c’est cela qui en fait des hommes et des femmes d’État. »
En raison des retombées qu’a eues l’invasion de l’Ukraine par la Russie, beaucoup de gouvernements se comportent aujourd’hui comme s’ils étaient eux aussi en guerre, mais ils ne suivent pas le conseil implicite de la reine, car leurs décisions économiques semblent trop souvent gouvernées par le court-termisme.
Le moment que nous vivons fait un violent contraste avec le début de l’année 2021, quand la plupart des gouvernements s’efforçaient de bâtir une résilience, de se préparer à la prochaine pandémie et diminuaient petit à petit le montant des aides consenties durant la crise du Covid-19. Au même titre que les défis à long terme comme la lutte contre le réchauffement climatique, la réduction des tensions sur les finances publiques était alors une priorité. Mais c’était, semble-t-il, voici des siècles.
Certes, nous n’avons pas perdu de vue les changements climatiques, et la crise énergétique en Europe accélérera probablement la transition verte du continent, à mesure que les investissements s’orienteront vers les énergies renouvelables et qu’il sera plus facile d’obtenir des permis de construction pour des infrastructures énergétiques non polluantes. Mais les pénuries de gaz naturel ont aussi contraint certains pays à se tourner vers le charbon et à différer leur sortie complète de l’énergie fossile la plus émettrice de carbone.
Dès lors que le charbon est moins cher que le gaz naturel, il devient beaucoup plus difficile de chasser l’habitude d’en consommer, mais si des mesures appropriées sont prises, une accélération ultérieure de la décarbonation demeure possible et permettra de compenser le recul actuel. Par ailleurs, on ne peut blâmer des gouvernements de faire ce qui est en leur pouvoir pour protéger, dans les circonstances extraordinaires d’aujourd’hui, les ménages qui connaissent l’insécurité énergétique.
En revanche, la décision prise par nombre de gouvernements de baisser les impôts sur l’énergie et le carburant est plus difficile à comprendre. Une majorité des membres du G7 (le Canada, l’Italie, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni) ont pourtant franchi le pas et des mesures similaires reçoivent l’appui de l’opinion en Europe centrale et orientale, où les ménages sont encore plus sérieusement touchés par la hausse des prix du chauffage.
At a time when democracy is under threat, there is an urgent need for incisive, informed analysis of the issues and questions driving the news – just what PS has always provided. Subscribe now and save $50 on a new subscription.
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Le problème, bien sûr, c’est qu’en subventionnant le carburant, on réduit les incitations à épargner l’énergie et l’on crée une distorsion du signal prix indispensable au passage vers une économie plus sobre en carbone. Le poids sur les finances publiques en est aussi beaucoup plus lourd que ne pourrait l’être celui de transferts sociaux sous conditions de ressource en faveur des ménages vulnérables. Mais les subventions massives sont plus simples à mettre en œuvre et elles ont la faveur d’un plus grand nombre d’électeurs, raison pour laquelle elles sont adoptées par les décideurs politiques.
De même, alors que les ménages les plus pauvres sont ceux qui ont besoin d’être aidés pour faire face à la hausse rapide des taux d’intérêt (une évolution qui a pris par surprise bien des responsables, y compris de nombreux économistes), les gouvernements sont tentés d’aider tout le monde. Plutôt que de concentrer leur action sur celles et ceux qui ont perdu leur emploi ou sont temporairement incapables de rembourser leurs dettes, ils inclinent à des interventions sur un spectre beaucoup plus large, qui pourraient aussi être beaucoup plus rentable lors de la prochaine élection.
Le gouvernement polonais a par exemple décidé, le 7 juillet 2022, d’un moratoire général sur le service des dettes, permettant ainsi à ses concitoyens ayant contracté un crédit hypothécaire immobilier pour leur « propre usage » de suspendre durant huit mois leurs remboursements. La Banque nationale de Pologne et l’Association des banques polonaises estiment que la mesure coûtera au secteur bancaire entre 4 et 5,4 milliards de dollars.
Ce type de moratoire crée une importante distorsion, qui s’ajoute – et répond – à une distorsion précédente : l’excès de liquidité dans le système bancaire a maintenu très bas les taux de rémunération des dépôts, créant ainsi l’impression que l’augmentation par les banques des taux d’intérêt sur les hypothèques et sur les autres prêts n’était pas équitable. Tandis qu’à court terme le moratoire est particulièrement coûteux pour le secteur bancaire, ses conséquences seront ressenties plus largement encore.
Il s’agit là, pour commencer, d’une mesure extrêmement régressive, qui profitera de façon disproportionnée aux propriétaires des biens les plus importants. Elle pourrait aussi affaiblir le mécanisme de transmission de la politique monétaire en restreignant les effets de l’augmentation des taux d’intérêt sur l’activité économique et en contraignant la banque centrale à relever plus encore ses taux afin de compenser cette restriction. De plus, en créant l’attente d’un report des dettes chaque fois que surgira un choc, elle introduit un aléa moral. Dans ce cas précis, les banques pourraient fort bien augmenter les coûts des prêts qu’elles consentent afin d’anticiper le prochain moratoire.
Le « fonds de soutien aux emprunteurs », que la Pologne a également élargi en 2022 afin d’aider celles et ceux qui ont perdu leur emploi ou qui doivent faire face à des coûts hypothécaires supérieurs à 50 % des revenus mensuels de leur ménage, constitue une mesure bien moins chère et bien plus rationnelle. Ce fonds a été financé par des contributions bancaires à hauteur de 400 millions de dollars. En étendant ses bénéficiaires à un plus grand nombre de ménages en difficulté, les décideurs politiques pourraient éviter bon nombre des distorsions mentionnées plus haut, tout en protégeant les plus vulnérables. Certes, une telle stratégie n’offre pas au gouvernement la même bouffée d’air en période électorale.
La « nouvelle norme » est en débat depuis si longtemps que certains décideurs politiques en oublient les fondements de l’économie. Ils ont fini par se convaincre eux-mêmes qu’il est possible d’augmenter les dépenses publiques sans garantie des moyens pour les financer et sans se préoccuper des signaux qu’envoient les marchés, ou encore que des taux d’intérêt plus faibles feront baisser l’inflation (ce que semble croire le président turc), et même que le contrôle des prix ne conduit pas à des pénuries. Mais nous ne pouvons pas plus échapper aux lois de l’économie que faire disparaître la gravité. Tôt au tard, le jour viendra où il faudra rendre des comptes.
C’est paradoxalement l’Ukraine – le pays réellement en guerre – qui continue d’orienter ses efforts vers l’avenir à long terme. Jusque très récemment, elle a honoré le service de sa dette, dont elle a demandé un rééchelonnement afin d’éviter le défaut et ses conséquences à longue échéance. Elle prépare aussi sa stratégie de reconstruction, alors même que personne ne sait quand la guerre prendra fin.
L’Ukraine sait ce que signifie une économie de guerre. Honte à ceux qui ne sont pas en guerre et perdent de vue l’avenir.
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LONDRES – En des temps extraordinaires, durant les guerres et les pandémies, après les catastrophes naturelles, les responsables politiques prennent des mesures extraordinaires pour atténuer le choc négatif, économique et social, ressenti par leurs concitoyens. Mais seuls les meilleurs d’entre eux agissent ainsi sans perdre pour autant l’avenir de vue et contribuent donc à créer les conditions d’une prospérité de long terme. Comme feu la reine Elizabeth II l’avait affirmé : « Ce que les dirigeants font pour leur peuple aujourd’hui, cela s’appelle gouverner et faire de la politique, mais ce qu’ils font pour demain, c’est cela qui en fait des hommes et des femmes d’État. »
En raison des retombées qu’a eues l’invasion de l’Ukraine par la Russie, beaucoup de gouvernements se comportent aujourd’hui comme s’ils étaient eux aussi en guerre, mais ils ne suivent pas le conseil implicite de la reine, car leurs décisions économiques semblent trop souvent gouvernées par le court-termisme.
Le moment que nous vivons fait un violent contraste avec le début de l’année 2021, quand la plupart des gouvernements s’efforçaient de bâtir une résilience, de se préparer à la prochaine pandémie et diminuaient petit à petit le montant des aides consenties durant la crise du Covid-19. Au même titre que les défis à long terme comme la lutte contre le réchauffement climatique, la réduction des tensions sur les finances publiques était alors une priorité. Mais c’était, semble-t-il, voici des siècles.
Certes, nous n’avons pas perdu de vue les changements climatiques, et la crise énergétique en Europe accélérera probablement la transition verte du continent, à mesure que les investissements s’orienteront vers les énergies renouvelables et qu’il sera plus facile d’obtenir des permis de construction pour des infrastructures énergétiques non polluantes. Mais les pénuries de gaz naturel ont aussi contraint certains pays à se tourner vers le charbon et à différer leur sortie complète de l’énergie fossile la plus émettrice de carbone.
Dès lors que le charbon est moins cher que le gaz naturel, il devient beaucoup plus difficile de chasser l’habitude d’en consommer, mais si des mesures appropriées sont prises, une accélération ultérieure de la décarbonation demeure possible et permettra de compenser le recul actuel. Par ailleurs, on ne peut blâmer des gouvernements de faire ce qui est en leur pouvoir pour protéger, dans les circonstances extraordinaires d’aujourd’hui, les ménages qui connaissent l’insécurité énergétique.
En revanche, la décision prise par nombre de gouvernements de baisser les impôts sur l’énergie et le carburant est plus difficile à comprendre. Une majorité des membres du G7 (le Canada, l’Italie, la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni) ont pourtant franchi le pas et des mesures similaires reçoivent l’appui de l’opinion en Europe centrale et orientale, où les ménages sont encore plus sérieusement touchés par la hausse des prix du chauffage.
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De même, alors que les ménages les plus pauvres sont ceux qui ont besoin d’être aidés pour faire face à la hausse rapide des taux d’intérêt (une évolution qui a pris par surprise bien des responsables, y compris de nombreux économistes), les gouvernements sont tentés d’aider tout le monde. Plutôt que de concentrer leur action sur celles et ceux qui ont perdu leur emploi ou sont temporairement incapables de rembourser leurs dettes, ils inclinent à des interventions sur un spectre beaucoup plus large, qui pourraient aussi être beaucoup plus rentable lors de la prochaine élection.
Le gouvernement polonais a par exemple décidé, le 7 juillet 2022, d’un moratoire général sur le service des dettes, permettant ainsi à ses concitoyens ayant contracté un crédit hypothécaire immobilier pour leur « propre usage » de suspendre durant huit mois leurs remboursements. La Banque nationale de Pologne et l’Association des banques polonaises estiment que la mesure coûtera au secteur bancaire entre 4 et 5,4 milliards de dollars.
Ce type de moratoire crée une importante distorsion, qui s’ajoute – et répond – à une distorsion précédente : l’excès de liquidité dans le système bancaire a maintenu très bas les taux de rémunération des dépôts, créant ainsi l’impression que l’augmentation par les banques des taux d’intérêt sur les hypothèques et sur les autres prêts n’était pas équitable. Tandis qu’à court terme le moratoire est particulièrement coûteux pour le secteur bancaire, ses conséquences seront ressenties plus largement encore.
Il s’agit là, pour commencer, d’une mesure extrêmement régressive, qui profitera de façon disproportionnée aux propriétaires des biens les plus importants. Elle pourrait aussi affaiblir le mécanisme de transmission de la politique monétaire en restreignant les effets de l’augmentation des taux d’intérêt sur l’activité économique et en contraignant la banque centrale à relever plus encore ses taux afin de compenser cette restriction. De plus, en créant l’attente d’un report des dettes chaque fois que surgira un choc, elle introduit un aléa moral. Dans ce cas précis, les banques pourraient fort bien augmenter les coûts des prêts qu’elles consentent afin d’anticiper le prochain moratoire.
Le « fonds de soutien aux emprunteurs », que la Pologne a également élargi en 2022 afin d’aider celles et ceux qui ont perdu leur emploi ou qui doivent faire face à des coûts hypothécaires supérieurs à 50 % des revenus mensuels de leur ménage, constitue une mesure bien moins chère et bien plus rationnelle. Ce fonds a été financé par des contributions bancaires à hauteur de 400 millions de dollars. En étendant ses bénéficiaires à un plus grand nombre de ménages en difficulté, les décideurs politiques pourraient éviter bon nombre des distorsions mentionnées plus haut, tout en protégeant les plus vulnérables. Certes, une telle stratégie n’offre pas au gouvernement la même bouffée d’air en période électorale.
La « nouvelle norme » est en débat depuis si longtemps que certains décideurs politiques en oublient les fondements de l’économie. Ils ont fini par se convaincre eux-mêmes qu’il est possible d’augmenter les dépenses publiques sans garantie des moyens pour les financer et sans se préoccuper des signaux qu’envoient les marchés, ou encore que des taux d’intérêt plus faibles feront baisser l’inflation (ce que semble croire le président turc), et même que le contrôle des prix ne conduit pas à des pénuries. Mais nous ne pouvons pas plus échapper aux lois de l’économie que faire disparaître la gravité. Tôt au tard, le jour viendra où il faudra rendre des comptes.
C’est paradoxalement l’Ukraine – le pays réellement en guerre – qui continue d’orienter ses efforts vers l’avenir à long terme. Jusque très récemment, elle a honoré le service de sa dette, dont elle a demandé un rééchelonnement afin d’éviter le défaut et ses conséquences à longue échéance. Elle prépare aussi sa stratégie de reconstruction, alors même que personne ne sait quand la guerre prendra fin.
L’Ukraine sait ce que signifie une économie de guerre. Honte à ceux qui ne sont pas en guerre et perdent de vue l’avenir.
Traduit de l’anglais par François Boisivon