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Israël : le coup d'État judiciaire suspendu

TEL-AVIV – En trois mois, le Premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou est parvenu à faire de sa meilleure performance électorale le pire cauchemar de son pays. Douze semaines consécutives de manifestations de plus en plus suivies ont contraint Nétanyahou à suspendre sa révolution judiciaire et à proposer aux dirigeants de l’opposition la négociation d’un compromis à la résidence du président d’Israël, Isaac Herzog. Mais si les manifestations ont évité une crise constitutionnelle, la décision du Premier ministre n’équivaut qu’à un sursis, avant que ne débute la session d’été de la Knesset ; ce n’est nullement un retrait.

La coalition dirigée par Nétanyahou n’a rien lâché de son projet d’affaiblir la justice, malgré les manifestations de rue de plus en suivies et les avertissements de plus en plus nombreux lancés par des dirigeants d’entreprises, des économistes et des entrepreneurs de la tech. Même des chefs d’État étrangers, notamment le Premier ministre britannique Rishi Sunak, le chancelier allemand Olaf Scholz et le président français Emmanuel Macron, ont exprimé leurs inquiétudes. Dans une mise au point inusitée, le président des États-Unis, Joe Biden, a même averti Nétanyahou qu’il « ne [pouvait] pas continuer sur cette voie ».

Mais Nétanyahou souhaitait avancer. À la fin de sa session d’hiver, la coalition était sur le point de voter deux amendements extrêmement importants aux lois fondamentales du pays, qui auraient conféré au pouvoir exécutif une capacité d’action exorbitante. L’un de ces deux amendements visait à donner tout contrôle à la coalition en place sur la nomination des juges, y compris ceux de la Cour suprême, supprimant ainsi le seul frein existant dans le système israélien à l’égard du pouvoir exécutif. L’autre mesure aurait aboli le principe de l’autorité supérieure des lois fondamentales, garanti par la Cour suprême, permettant à la coalition de restreindre par un vote à la majorité simple les droits civiques et humains.

Dans le même temps, la coalition a déposé, à la hâte, plus de 150 projets de loi radicaux servant les intérêts des partis ultrareligieux et d’extrême droite, tous comme ceux de Nétanyahou et de sa famille. La Knesset a ainsi voté un amendement à la loi fondamentale qui rendrait presque impossible aux députés de déclarer un Premier ministre en exercice inapte à ses fonctions.

Officiellement, Nétanyahou n’a pas le droit d’intervenir dans la réforme judiciaire, afin de ne pas influencer le cours de son procès pour corruption et abus de confiance. Dans un arrêt important, rendu voici deux ans, la Cour suprême israélienne avait autorisé Nétanyahou à tenter de former un gouvernement après qu’il avait déclaré qu’il renonçait à toute ingérence susceptible de le placer en conflit d’intérêts. Jusqu’à la fin du mois de mars, il s’était donc gardé d’intervenir, quoiqu’il soutînt clairement les réformes radicales voulues par ses ministres et ses partenaires de la coalition.

Pourtant, immédiatement après que la Knesset a voté la loi empêchant sa destitution, Nétanyahou semble avoir décidé qu’il n’était plus lié par ses promesses passées. À la fin du mois de mars, son ministre de la Défense, le général en retraite Yoav Galant, a prévenu Nétanyahou que la tempête déchaînée par le gouvernement semait la division dans les Forces israéliennes de défense, traditionnellement apolitiques. Un nombre croissant d’anciens haut-gradés et de pilotes de chasse réservistes déclarent qu’ils pourraient refuser de servir, a mis en garde Galant, ce qui constitue une grave menace à la sécurité nationale.

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Nétanyahou a convaincu Galant de ne pas sonner publiquement l’alarme et, lors d’une conférence de presse, a déclaré qu’il allait « s’impliquer personnellement » et prendre en charge la réforme (une initiative que sa propre procureure générale, Gali Baharav-Miara a par la suite déclarée illégale).

Une semaine plus tard, après que Galant a lui-même tenu une conférence de presse, pour appeler à une pause dans le processus législatif, Nétanyahou l’a renvoyé. Dans l’heure qui a suivi, des centaines de milliers d’Israéliens ont envahi les rues, formant des manifestations comme le pays n’en avait pas connues de toute son histoire. Et seulement quelques heures après, les principales universités d’Israël déclaraient la grève. La grande centrale syndicale, la Histadrout appelait à la grève générale et provoquait la fermeture des aéroports et des ports.

Devant un pays échappant à leur contrôle, Nétanyahou et ses partenaires de la coalition acceptaient le report demandé par Galant. Mais le ministre de la Sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, chef du parti d’extrême droite Otzma Yehudit (« Pouvoir juif ») n’a consenti à soutenir la suspension de la réforme qu’à la condition que soit céée une « garde nationale » sous son commandement. Ben Gvir n’a cessé de critiquer la modération à l’égard des manifestants pour la démocratie et poussé la police à se montrer plus coercitive.

Si Nétanyahou est parvenu à gagner du temps, la confiance de ses concitoyens envers sa politique s’est effondrée, et elle atteint un plancher historique. Pour la première fois depuis plus de dix ans, Nétanyahou ne figurait qu’en deuxième position dans les réponses à un sondage demandant « Qui est le plus qualifié pour le poste de Premier ministre ? » C’est Benny Gantz, le chef du parti d’opposition Unité nationale, généralement considéré comme l’« adulte dans la pièce », qui réunit le plus de réponses positives.

En avril, Israël célébrera Pessah et l’anniversaire de son Indépendance, deux fêtes qui ordinairement rassemblent les Israéliens. Mais les semaines qui viennent de s’écouler ont déchiré le pays. Tandis que responsables politiques et juristes tentent d’établir un compromis, l’opposition a de bonnes raisons de se défier de Nétanyahou.

 Si Nétanyahou a lui-même demandé un délai, il n’a pas fait marche arrière, ni renoncé à la réforme. En réalité, la coalition a posé sur la table un pistolet chargé en avançant suffisamment les travaux sur les deux amendements les plus critiqués pour qu’il soit désormais possible de les adopter en seulement vingt-quatre heures. En outre, Nétanyahou n’a pas confirmé par une lettre officielle le renvoi de Galant, pas plus qu’il ne l’a infirmé. En maintenant ainsi son ministre de la Défense dans l’incertitude, il espère peut-être tenir les rênes des opposants au sein de son propre camp.

Pendant ce temps, il est peu probable que ses partenaires extrémistes renoncent aux points les plus controversés de la réforme, qui paralyseraient la Cour suprême et délieraient les mains du pouvoir exécutif. L’extrême droite met déjà le délai à profit en mobilisant les partisans d’un coup d’État dans l’attente du prochain round.

Les Israéliens peuvent et doivent tirer les leçons de la déliquescence démocratique en Pologne. Lorsque le parti Droit et Justice (PiS) a tenté une première fois de prendre le contrôle de l’appareil judiciaire, en 2017, il s’est heurté à un mouvement de protestation, et le président Andrzej Duda a mis son veto. Quelques mois plus tard, pourtant, quand le mouvement fut calmé, il a repris l’initiative et, cette fois, est parvenu à ses fins. L’opposition israélienne soupçonne la pause décidée par Nétanyahou de n’être qu’une ruse similaire, destinée à endormir la protestation, pire, de permettre que s’entraîne la milice dirigée par Ben Gvir, qui réprimerait par la force de futures manifestations.

Nétanyahou a promis de faire voter la réforme avant la fin de la session d’été de la Knesset, le 30 juillet. Si l’on considère l’étroitesse de la fenêtre de négociation et la rigidité des architectes de la réforme, cet été pourrait être le plus chaud qu’Israël ait jamais connu.    

Traduit de l’anglais par François Boisivon

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