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Les vaccins contre le Covid ne sont pas le fruit de la planification industrielle

CHICAGO/MILAN – Tandis que se déploient les campagnes de vaccination, seules certaines parties du monde peuvent pousser un soupir de soulagement. Presque partout ailleurs, l’absence ou la rareté des doses vaccinales évoque les pénuries d’approvisionnement que connaissait l’Europe orientale communiste dans les années 1980. Si nous répartissions la nourriture de la manière étatiste, non commerciale, dont les vaccins sont distribués, nous perdrions tous pas mal de poids.

Certains voient pourtant dans la mise au point réussie des vaccins la preuve que « le gouvernement fonctionne à nouveau ». Il était une fois, sur la liste des conquêtes supposées d’un gouvernement jouant un rôle actif, les chemins de fer d’un océan à l’autre, le barrage de Grand Coulee, les autoroutes fédérales inter-États et le programme spatial, tous construits par les États-Unis. Aujourd’hui, nous obtenons un vaccin dont la formule a été inférée par la société de biotechnologies Moderna, dans le Massachusetts, la semaine même où les chercheurs chinois ont diffusé la séquence génétique du virus SARS-CoV-2, responsable du Covid-19.

Les enthousiastes de l’action publique considèrent cette prouesse comme l’exemple de ce que peut réaliser la « planification industrielle », une expression aux accents prometteurs qui a rallié un large spectre d’adeptes, allant du sénateur des États-Unis Marco Rubio, à droite, à l’économiste keynésienne radicale Mariana Mazzucato, à gauche.

Mais les vaccins contre le Covid-19 sont une conquête non pas de l’étatisme et de la planification, mais de l’« innovationnisme » – une recherche conduite par le secteur privé, empirique, destiné à fournir au consommateur qui veut bien les payer des produits efficaces. Le mot ancien et trompeur qui désigne ce processus est « capitalisme », mais il laisse entendre que la richesse procède de l’accumulation, plutôt que de la création de nouveaux produits.

Le capitalisme, c’est en l’occurrence ce qu’a fait l’industrie pharmaceutique, justement dénoncée aux États-Unis pour avoir acheté l’influence politique qui lui permet d’empêcher les Américains de se procurer des médicaments au Canada. Et tandis que le secteur privé faisait son travail d’innovation, le gouvernement des États-Unis freinait des quatre fers, quoique certaines mesures prises par l’administration Trump aient délivré, ne serait-ce que temporairement, les compagnies pharmaceutiques du conservatisme des réglementations fédérales.

Depuis la catastrophe de la thalidomide, en 1961, l’Administration des denrées alimentaires et des médicaments (Food and Drug Administration – FDA) et les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (Centers for Disease Control and Prevention – CDC) ont reçu l’instruction d’être circonspects dans l’approbation de nouveaux médicaments. Mais quatre ans plus tôt, le microbiologiste américain Maurice Hilleman avait mis au point un vaccin contre la grippe H2N2 qui décimait alors la population de Hong Kong et persuadait Merck de le produire en seulement quatre mois.

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Cette fois, le gouvernement fédéral a fonctionné comme une grosse banque afin de financer les vaccins contre le Covid-19, mais il n’a pas choisi les gagnants, comme l’aurait voulu la planification industrielle. Au contraire, l’opération Warp Speed a promis d’acheter des vaccins efficaces, et payé d’avance pour garantir les livraisons. La Corée du Sud a fait de même, subventionnant une recherche et développement empirique, mais en comptant sur des sociétés commerciales.

Les achats fédéraux ont fonctionné de la même manière lors de la Seconde Guerre mondiale, les pouvoirs publics injectant des fonds dans de petites sociétés innovantes, comme l’American Austin Car Company, ou dans de grandes entreprises, comme General Motors. Contrairement au mythe du miracle de la production de guerre des États-Unis, la hâte, comme l’a montré l’historien de l’économie Alexander Field, fut inefficace, du point de vue, imaginaire, de la perfection. Mais cette hâte fut nécessaire pour gagner la guerre. Le résultat en valait la peine. Ainsi de l’opération Warp Speed.

Durant la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement n’avait pas pour habitude de choisir dans l’industrie ses gagnants. Lorsqu’il le fit, il attira l’attention de Harry Truman, alors sénateur, qui présida une commission d’enquête sur le gaspillage et la corruption. En règle générale, le gouvernement mettait en concurrence les entreprises privées, ce qui produisit des gagnants, comme la collaboration entre Wyllis et Ford sur la Jeep. Le général (plus tard président) Dwight Eisenhower considérait ce drôle de 4x4 sans toit comme l’« une des trois armes décisives de la guerre ».

Dans la guerre actuelle menée contre le Covid-19, ce sont Moderna, Pfizer / BioNTech, Oxford-AstraZeneca et Johnson & Johnson qui ont jusqu’à présent mis au point les armes indispensables. Merck et Sanofi comptent parmi les perdants, quoique Sanofi travaille désormais avec Pfizer.

Il est difficile de dire si les vaccins chinois ou le Russe Spoutnik V sont des gagnants ou des perdants, car la Chine et la Russie avaient présélectionné les gagnant putatifs, conformément à la planification industrielle, et n’ont diffusé que trop peu de données à l’attention des autorités de régulation ailleurs dans le monde pour qu’on puisse juger de leur innocuité et de leur efficacité.

Le fait est que, dans le détail, la planification industrielle ne fonctionne presque jamais. Ses prétendues conquêtes ne furent en réalité, pour la plupart, que des échecs, comme l’avion supersonique anglo-français Concorde. Prétendre que des fonctionnaires travaillant dans les capitales nationales sont compétents pour choisir les gagnants a quelque chose de farfelu. Mais en 1936, John Maynard Keynes affirmait que « l’État [conseillé, bien entendu, par lui-même] est en mesure de calculer l’efficacité marginale du capital avec des vues lointaines et sur la base de l’intérêt général de la communauté [Théorie générale, conclusion du chap. 12] ». Mazzucato acquiesce, recommandant que l’État « conduise » l’économie en donnant une « directionnalité » à l’innovation.

Nous ne sommes pas persuadés. Les nouveaux défenseurs d’une politique industrielle conduite par l’État aiment revendiquer l’Internet comme une conquête, par exemple. Mais à l’instar de la plupart des progrès, l’Internet fut un bouquet de technologies et d’innovations, fruits, au cours des années, de recherches pragmatiques. L’Internet commercial que nous utilisons depuis les années 1990 n’a que fort peu à voir avec son précurseur supposé subventionné par l’État, qui était un protocole de travail en réseau pour l’armée. Certes, le gouvernement des États-Unis a fourni des fonds, mais il n’a pas donné de « directionnalité », sauf si l’on pense que l’Amérique a gagné la guerre froide afin de créer Amazon et Google.

Bien au contraire, la clé de l’innovation réside dans l’« innovationnisme » pragmatique des entreprises privées. Jeffrey E. Harris, économiste au MIT a fait l’histoire des tentatives antérieures de mise au point d’un vaccin contre le VIH, qui n’ont jamais abouti, et contre Ebola, qui n’ont connu le succès que très tard. Le pragmatisme qui, en revanche, a prévalu dans l’usage de la technologie de l’ARN messager, chez Moderna, par exemple, a préparé la communauté scientifique à mettre au point des vaccins contre le Covid-19. La politique industrielle et la direction de l’État n’ont que peut à voir avec cela.

Traduit de l’anglais par François Boisivon

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