stasavage2_George FreyGetty Images_USmailballotvote George Frey/Getty Images

Le mensonge ancestral de Trump autour du scrutin

NEW YORK – Tandis que les États-Unis s’approchent de leur élection présidentielle la plus importante et la plus conflictuelle depuis de nombreuses années, le vote par correspondance occupe tous les débats. Certains y voient une option nécessaire permettant à chacun d’accéder aux urnes en pleine pandémie de COVID-19, notamment pour la classe ouvrière et les minorités, qui présentent des taux d’infection disproportionnellement élevés. D’autres, comme le président Donald Trump, s’opposent vivement à cette proposition de scrutin par correspondance, faisant valoir un potentiel risque de fraude.

Leur argumentaire ne tient pas la route – et ce manque de franchise ne date pas d’hier. Au cours des six derniers siècles, ceux qui ont cherché à limiter le droit de vote ont toujours défendu leur position en faisant valoir la nécessité de préserver « l’intégrité » du système électoral.

Prenons l’exemple de l’Angleterre du début du XVe siècle. À cette époque, chaque comté anglais envoie deux « chevaliers » au Parlement pour être représenté. Aucune loi formelle ne régissant le mode de désignation de ces chevaliers (qui portent un titre principalement honorifique), il revient au chérif d’organiser une élection.

Selon la coutume, tous les homes libres du comté sont en droit de participer à l’élection, dont sont exclues les femmes. Certaines de ces élections se font à l’époque dans le désordre et l’indiscipline – comme souvent en démocratie – mais elles permettront une participation (masculine) beaucoup plus large que celle mise en place par la suite.

En 1429, les membres de la Chambre des communes demandent en effet au roi Henri VI son accord concernant une nouvelle loi visant explicitement à rétablir de l’ordre dans les élections des comtés au Parlement. La pétition énonce que sans cette nouvelle loi, « meurtres, émeutes, agressions et divisions ne cesseront de survenir ». Autrement dit, les partisans de cette loi prétendent à l’époque que l’intégrité du processus électoral est en danger.

Or, la méthode proposée par les parlementaires pour remédier au problème qu’ils dénoncent trahit leur véritable motivation. Ils demandent en effet que le droit de vote dans le cadre des élections au niveau des comtés soit réservé aux propriétaires de terres produisant un rendement annuel d’au moins 40 shillings, une somme importante à l’époque.

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Les partisans de cette loi considèrent que la source du problème réside dans « un trop grand nombre » de participants aux élections. La règle des 40 shillings deviendra une loi anglaise en 1430, et demeurera en vigueur jusqu’à ce que le Parlement adopte le Great Reform Act de 1832.

À travers cette réforme, le Parlement reconnaît enfin le caractère anachronique de la règle des 40 shillings. Un nouveau rebondissement va par ailleurs produire une caractéristique du scrutin que nous considérons aujourd’hui comme sacrée. Certains membres du Parlement vont en effet proposer non seulement d’étendre le droit de vote, mais également de rendre secret le scrutin des élections à la Chambre des communes. Depuis des temps lointains, le vote dans le cadre des élections au niveau des comtés s’effectuait en public, permettant à certains d’en intimider ou d’en corrompre d’autres pour influencer leur vote.

Il faudra néanmoins attendre 40 ans pour que le Parlement adopte enfin le Ballot Act de 1872. Parmi les principales raisons de cette longue attente sur la voie du scrutin secret, les détracteurs de cette règle prétendaient – une fois de plus – qu’elle menacerait l’intégrité du processus électoral. Certains parlementaires proposeront le scrutin secret dès 1830, là où d’autres feront valoir qu’une telle mesure engendrerait éternellement « suspicion et hypocrisie ». En 1862, un autre opposant au scrutin secret affirme pour l’essentiel la même chose : « Loin d’empêcher la corruption, cette règle ne pourra que la faciliter, en empêchant bien souvent qu’elle soit détectée ».

Triste constat, nous retrouvons à nouveau ces arguments aujourd’hui aux États-Unis, qui entrent dans une nouvelle ère de limitation du droit de vote, laquelle rappelle l’histoire de privation des droits des Afro-Américains dans le pays. Ces dernières années, 25 États américains ont adopté des lois rendant plus le vote plus difficile, par exemple en exigeant une carte d’identité avec photo, voire une preuve de citoyenneté. Certains États ont également mis à mal la participation électorale en réduisant le nombre de bureaux de vote.

Ces mesures font incontestablement pencher la balance en défaveur des catégories minoritaires et à faibles revenus. Comme dans l’Angleterre d’il y a 600 ans, l’objectif proclamé – la préservation de l’intégrité du processus électoral – n’est qu’un écran de fumée bien commode.

Dans l’actuel débat américain autour du vote par correspondance – mesure soutenue par une importante majorité d’Américains adultes – les opposants à une large participation électorale brandissent une fois de plus le spectre de la fraude et de la corruption, dans la poursuite étroite de leurs objectifs partisans. Sans faire valoir aucun élément de preuve, ils prétendent que ce nouveau système de scrutin serait d’une manière ou d’une autre plus susceptible d’irrégularités que le traditionnel vote en personne.

Or, la véritable crainte de Trump et d’autres réside dans la possibilité de voir le vote par courrier booster la participation électorale en faveur des candidats démocrates, bien qu’il ne soit pas certain que cet effet existe dans les États qui l’autorisent déjà. Espérons que les défenseurs du suffrage étendu renouent avec leur séquence historique victorieuse.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

https://prosyn.org/pVdgjxEfr