zadek23_WAHYUDIAFP via Getty Images_illegallogging Wahyudi/AFP via Getty Images

Les investisseurs légitimes financent la criminalité environnementale

AMSTERDAM – Parmi les entreprises criminelles les plus profitables au monde, il en est une qui surprendra peut-être les lecteurs. Ce sont les crimes comme la pêche ou l’abattage forestier dans des zones ou dans des proportions interdites, ou encore le commerce illégal d’espèces sauvages. Et le secteur financier tire d’importants bénéfices de ces agressions contre l’environnement naturel dont nous dépendons.

On ne saurait surestimer les torts causés par la criminalité environnementale. En détruisant les écosystèmes et en épuisant les ressources naturelles, ces crimes détruisent des moyens de subsistance, sapent les institutions gouvernementales et limitent notre capacité à lutter contre le changement climatique.

Comme le souligne le nouveau rapport de Finance for Biodiversity (F4B), ces crimes génèrent chaque année 280 milliards de dollars et se traduisent par une perte annuelle de quelque 30 milliards de dollars de recettes fiscales, les pays les plus pauvres et les plus riches du point de vue environnemental étant ceux qui y perdent le plus. Les institutions financières confortent l’attractivité de ce type de criminalité, souvent à leur insu, dès lors qu’elles investissent dans des entreprises qui en tirent des bénéfices, et ceux-ci, puisqu’ils sont liés aux investissements desdites institutions financières les impliquent de fait dans le blanchiment des gains issus des activités relevant du crime environnemental.

Les règles de lutte contre le blanchiment (LCB) sont supposées prévenir la conversion des gains résultant d’activités illégales en « argent propre ». Ainsi le durcissement des règles et le renforcement de leur application ont-ils permis ces dernières années de ralentir le financement du terrorisme. Mais une information déficiente et des carences technologiques peuvent à leur tour entraver ces efforts, les autorités de régulations connaissant alors des difficultés à s’adapter aux techniques de plus en plus sophistiquées servant à masquer la provenance des fonds.

Pour ce qui concerne les crimes environnementaux, l’application des règles LCB est nettement défaillante. Il faut toutefois porter au crédit du Groupe d’action financière, l’organisme intergouvernemental chargé de combattre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, d’avoir augmenté ces capacités dans ce domaine. Mais ces initiatives demeurent pour l’essentiel confinées au commerce illégal d’espèces sauvages – une entreprise criminelle qui, si elle touche des milliers d’espèces et des millions de personnes, n’en représente pas moins qu’une petite part du problème.

Et quand bien même les règles LCB seraient appliquées à un plus grand nombre de crimes environnementaux, nous serions loin du compte. Comme le montre le rapport de F4B, les retours sur investissement dérivés des crimes environnementaux devraient eux aussi être soumis aux règles LCB.

Subscribe to PS Digital
PS_Digital_1333x1000_Intro-Offer1

Subscribe to PS Digital

Access every new PS commentary, our entire On Point suite of subscriber-exclusive content – including Longer Reads, Insider Interviews, Big Picture/Big Question, and Say More – and the full PS archive.

Subscribe Now

Les institutions financières, y compris les fonds de pension, non seulement fournissent des canaux par lesquels ceux qui commettent des crimes environnementaux peuvent blanchir leurs profits, mais elles investissent aussi dans des secteurs dont l’existence même dépend de la nature, comme l’alimentation, les produits forestiers et les infrastructures, et dont la profitabilité est consolidée par la criminalité environnementale. Ainsi les coupes illégales ont-elles pour conséquence une extension des surfaces arables, donc une diminution des coûts, une augmentation de la production et une amélioration de la qualité. En résultent pour les entreprises des profits accrus – et pour les investisseurs des rendements plus élevés. Si les investissements peuvent être techniquement légaux, les retours sont partiellement le fruit d’une activité criminelle, équivalant par là à des gains illicites, qui doivent être soumis à des contrôles.

En théorie, les institutions financières sont déjà incitées à ne pas soutenir les entreprises liées aux crimes environnementaux : ces sociétés encourent des amendes, voire des sanctions les contraignant à suspendre certaines activités, qui en font pour les investisseurs un pari d’autant plus risqué. Mais ces risques sont encore trop faibles pour décourager efficacement les investisseurs, et dans la plupart des cas, les lois environnementales sont mal appliquées ; quant aux amendes, lorsqu’elles sont exigées, elles sont généralement trop peu élevées.

Si les risques de crédit ne dissuadent pas les investisseurs, les atteintes à leur image le peuvent. Tandis que des campagnes de sensibilisation fondées sur des moyens d’accès aux données de plus en plus sophistiqués parviennent à décrypter les liens entre les investissements et certains crimes environnementaux identifiés, les institutions financières s’exposent de plus en plus aux réactions de l’opinion à l’encontre de leurs investissements destructeurs.

Il n’est pas anodin que des procédures obligatoires et contraignantes de traçage environnemental, notamment pour ce qui concerne la déforestation, soient sur le point d’être mises en place dans des juridictions clés, comme dans l’Union européenne et au Royaume-Uni. Au Brésil, où les crimes environnementaux, par leur ampleur, ont des conséquences sur l’ensemble de la planète, la banque centrale intègre d’ores et déjà des facteurs sociaux, environnementaux et climatiques dans ces critères de régulation financière.

À mesure que les faits parviennent à la connaissance de l’opinion, les poursuites judiciaires au nom de l’intérêt public contre les crimes environnementaux se multiplient. Déjà les poursuites au nom de la lutte contre le changement climatique connaissent leurs premiers succès, s’appuyant sur une longue tradition de contestation devant les tribunaux des agissements des entreprises complices, dans la construction de leurs chaînes de valeur, d’activités illégales.

Mais rien de tout cela ne saurait diminuer le besoin d’une action plus forte des États, à commencer par une extension de l’application des règles LCB et un durcissement des mesures de contrôle et de coercition. Malheureusement, d’importants obstacles demeurent, notamment la difficulté à identifier les flux financiers illicites liés à la criminalité environnementale, et plus particulièrement lorsqu’ils se mêlent à des financements parfaitement licites.

En outre, la lutte contre les fraudes dépend étroitement de l’action des organes de régulation nationaux, dont les ressources et les capacités sont extrêmement variables. Souvent, les régulateurs sont soumis à des pressions visant à empêcher des sanctions qui rendraient leur juridiction moins attractive pour les institutions financières ou qui auraient à court terme des conséquences sur les moyens de subsistance des communautés locales.

Une action collective pourrait contribuer à surmonter ces obstacles, mais elle est inévitablement lente et ses résultats tendent à préserver le statu quo. C’est pourquoi F4B recommande la mise en place de mécanismes ciblés, s’inspirant de ceux qui ont été institués pour débarrasser les chaînes d’approvisionnement de maux comme l’esclavage et la corruption. Ainsi le Kimberley Process, une initiative internationale réunissant toutes sortes de parties prenantes a-t-il renforcé la transparence dans l’industrie du diamant, et contribué à réduire le commerce de ce qu’on nomme les « diamants des conflits ».

La communauté financière ferait bien d’adopter cette approche. En favorisant un processus où sont présentes les parties prenantes, qui les incite à tenir les engagements pris d’expurger leurs portefeuilles de leurs liens avec le crime environnemental, les acteurs financiers pourraient éviter les poursuites en justice et limiter les risques encourus pour leur image, tout en validant la pertinence des réglementations. Le soutien à la criminalité environnementale, les profits qui en sont tirés et finalement la complicité avec celle-ci peuvent résulter de simples négligences. Mais lorsque la protection des personnes et de la planète est en jeu, seuls les actes comptent. 

Traduit de l’anglais par François Boisivon

https://prosyn.org/Zkab4EHfr